Fantôme. |Terminé|

Force : 110 /200
Vitesse : 120/200
Agilité : 170 /200

« Vils, n'ayant pas de cœur, mais ayant deux visages,
Disent : — Bah ! le poète ! il est dans les nuages ! —
Soit. Le tonnerre aussi.»
Victor Hugo

Tu n'es qu'un pion. Un simple petit pion qui joue à cache-cache avec ta propre ombre. Tu es tout seul. Sans personne. Tu ne sais même plus où aller. Tu es perdu. Oui! Perdu! Ton joueur est parti et tu ne sais pas où mettre les pattes. Aller sur le noir, ou sur le blanc? Tu ne sais même plus différencier l'ombre de la lumière. Le bien et le mal. Tu ne sais rien. Ignorant comme un enfant qui vient de naître. Mais un jour, un jour tu décideras d'avancer. Mais par où? Où aller, je n'en sais rien? Tu marcheras comme ça. Sans savoir. Et puis, et puis tes pas se mélangeront. Et alors? Et alors tu tomberas dans l'ombre.

Non! Non tais-toi! Tais-toi!

Oui. Oui l'ombre qui te rendra encore plus affreux que tu ne l'es déjà.

Laisse-moi !

Non. Non je ne te laisserai pas. Tu es déjà tout seul. Tu l'as toujours été. Tu as toujours fait fuir tout ce qu'il y avait. Regarde. Regarde autour de toi. Qui y'a-t-il ? Rien? Oui. Oui c'est ça; rien. Tu fais fuir tout le monde. Même la seule personne qui voulait bien de toi. Tu l'as tué.

Non!

Si! Si tu l'as tué, en montrant qui tu étais. Tu as laissé sa carcasse pourrir sous le soleil et les vers lui dévorer les entrailles et les mouches lui aspirer le peu d'espoir qu'il lui restait.

Quoi ? Mais qu'est-ce que tu ...
Non. Non… C'est...

Ta mère. Oui ta mère tu l'as tué. Alors, comment veux-tu qu'on t'approche si tu tues ta propre mère.

Non ! Non je n'ai pas de mère.

Oui. Oui c'est vrai ce n'était qu'une âme. Une pauvre âme en peine qui mourut en voyant son enfant. En voyant sa laideur.

Tu mens!

Non. Non je ne mens pas. Pourquoi devrais-je mentir quand la vérité crève les yeux? Pourquoi n'est-elle plus là alors? Non je ne mens pas. Je l'ai vu. Je l'ai vu de mes propres yeux.

Comment...

Comment? Car j'étais là ce jour. J'étais là quand tu es venu au monde. J'ai toujours été là. Ha! Tu ne sais même pas qui je suis, comment veux-tu savoir qui tu es !

Non...
Non, tu mens! Tu mens...

Non ! Non je te dis ! Regarde! Regarde la vérité en face! Regarde-moi!
Je ne voulais pas de toi. Moi je ne voulais pas que tout ça arrive. Mais elle...

Elle...

Elle, elle a voulu s'occuper de toi. Elle a voulu. Mais chaque jour elle s'affaiblissait. La fatigue la rongeait. Elle devenait morne, faible et sale. Souillée par ta crasse. C'est toi qui l'as tuée. C'est toi qui l'as emmené dans les ténèbres. Moi je n'ai rien fait.

Tu n'as rien fait... Tu n'as rien fait! Mais elle avait besoin de toi! Tu l'as abandonnée, tu l'as laissée !

Oui! Oui je l'ai laissée ! Je l'ai laissée gire parmi ses saletés qui la dévoraient! J'ai laissé gire la Vie dans la crasse qui puait la Mort.
Je l'ai laissé mourir avec toi. Elle te berçait encore quand je suis parti. C'était la seule personne qui pouvait te regarder. C'était la seule personne qui arrivait à t'aimer. Mais elle est morte en s'occupant de toi. Elle est morte en voulant te faire vivre.
Tu lui as pris sa vie. Tu l'as détruite!

Non! Non c'est toi! C'est toi qui devais l'aider! Moi je n'étais qu'un enfant, je...

Faux! C'est faux. Je ne voulais pas qu'elle le fasse, et elle a insisté. Elle est restée. Je ne pouvais pas lui dire la vérité. Je ne pouvais pas l'en empêcher. J'allai la détruire ... Je ne pouvais pas lui ouvrir les yeux. Devais-je lui dire que son enfant n'en était pas un? Devais-lui montrer que ce qu'elle avait fait était aussi repoussant qu’elle était belle? Non. Non tu n'étais pas un enfant, et tu n'en as jamais été. Tu es un monstre. Tu as toujours été un monstre.

Tais-toi! Tais-toi, je ne veux plus entendre un mot sortir de ta bouche!

Pourquoi... parce qu'enfin la vérité est dite à haute voix. Je ne veux pas jouer avec toi. Je ne veux plus. Je ne veux pas que tu te fasses de faux espoirs. Je veux que tu saches à quel point tu es immonde.

Mais si je suis un monstre, c'est en partie à cause de toi! Si je suis si repoussant, si je fais si peur, si tu as honte et que tu crains ton propre enfant; tu peux avoir un visage, tu ne vaux pas mieux que moi!

Oui. Oui c'est vrai. Alors je m'en vais. Mais saches, que l'ombre t’accueillera comme elle l'a déjà fait.
Adieu. Fils.

[...]

«Peuples! écoutez le poète !
Ecoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé.
Des temps futurs perçant les ombres,
Lui seul distingue en leurs flancs sombres
Le germe qui n'est pas éclos.
Homme, il est doux comme une femme.
Dieu parle à voix basse à son âme
Comme aux forêts et comme aux flots.»
Victor Hugo

[...]

Pourquoi tu te caches ?

Je ne me cache pas.

Tu as une belle voix.

Merci.

Montre-toi.

Non.

Pourquoi restes-tu ici ? Il fait bon au soleil. Viens !

Non. Je ne peux pas.

Ha. Bon eh bien je m'en vais alors.

Non! Reste! Reste. Je peux parler. J'ai une belle voix. C'est toi qui l'as dit.

Oui, c'est vrai. Tu as raison.

Pourquoi trouves-tu que j'ai une belle voix?

Je ne sais pas bien. Elle est reposante. Elle est mélodieuse. On dirait que tu parles en accord avec les chants de la nature. Ça sonne juste. C'est agréable. C'est bon... c'est chaud. Oui, voilà. Tu as une voix chaude.

Ah. Et la tienne est fraiche. Tu sembles lumineuse et heureuse. C'est bien.

Oh! Tu sais. Le bonheur passe comme il vient. C'est ennuyeux.

Oui. Le bonheur est éphémère. Car s’il était continu, on n'appellerait pas ça le bonheur, puisqu'on ne saurait le différencier du malheur. Ça serait... rien. Ça serait la normalité la plus pleine.

Quel drôle de vision des choses! Moi je préférerais cent fois vivre heureuse pour le restant de mes jours!

Oh. Sais-tu. Tu t'en lasserais d'un bonheur pareil. Il serait fade et sans couleur. Non. Le meilleur des bonheurs est celui qui vient entre deux zones d'ombre. Il est plus fort, plus mystérieux. Il est inattendu et c'est bien ce qui en fait toute sa magie. Il vous percute comme un spectre de lumière qui arrache des ténèbres. Oui. Je crois bien que le bonheur est un spectre. Comme la mort.

Oh! Tu es vraiment un curieux personnage! Oui, vraiment! Sais-tu ce que tu dis? Le bonheur? La mort? Crois-tu qu'ils sont tant voisins?

Non. Non, certes non. Ils ne sont pas voisins. Mais étroitement liés... d'une certaine façon.

Oh. Non... la mort ça fait peur. C'est sombre. C'est froid. C'est vide.

Mais dis-moi, l'as-tu déjà vu pour la décrire de cette façon?

Oui. Oui je l'ai vu. Et bien trop de fois pour moi. Oui je l'ai vu dans les yeux de mes camarades morts. Oui ils étaient morts. Et bien morts! Je voyais dans leurs yeux le spectre noir les emporter. Ils étaient froids. Ils me faisaient peur. Je ne savais même plus les reconnaitre. Si sombres. Non. Non ce spectre qui les a emportés n'est pas celui du bonheur. Non, crois-moi.

Mais étais-tu sûre que c'était la mort?

De quoi donc?

Ce spectre. Cette ombre qui passe devant les yeux. On me l'a décrite des milliers de fois et je n'arrive pas à la visualiser. Ce n'est peut-être pas la mort. C'est peut-être autre chose. Quand la vie s'en va.

Eh bien! La mort n'est-elle pas l'opposé de la vie? Cette vie je l'ai vue partir, et c'est bien la mort qui l'a remplacée. Que veux-tu que ce soit d'autre?

Eh bien je ne sais pas. Mais la mort n'est peut-être pas l'inverse de la vie. Enfin, tout dépend de ce qu'on entend par Vie.

La vie... la vie c'est ce qui n'est pas mort.

Ah. Et les guerriers du clan des Étoiles, que font-ils donc? Ils sont bien morts, non?

Eh bien... eh bien ils errent. Ils sont morts.

Moi je suis vivant, je crois. Et pourtant j'erre.

Oui. C'est vrai.

Je ne sais pas alors... Ils existent. Tout simplement.

Mais alors l'existence est éternelle? Doit-on se résoudre à exister éternellement ? Ça doit être épuisant.

Oui... tellement. C'est bien mieux de vivre.

Oui. Oui je pense que c'est mieux de vivre éternellement.

Mais pourtant. La vie, la mort... on ne peut pas être les deux à la fois!

Eh bien. Disons qu'on existe sur terre. On meurt dans le ciel. Et on vit. Tout le temps. Jusqu'à jamais. Jusqu'à toujours. L'existence, ce n'est qu'un spectre blanc dans une zone d'ombre. C'est un passage. Un chemin de la vie.

Oh! Tu me fais rêver !
Et toi, que fais-tu ici? Pourquoi rester dans cette ombre ?

Parce que c'est la seule qui m'accepte. C'est la seule qui veut bien de moi. C'est la seule qui ne me juge pas.

Moi je veux bien de toi.

Non. Mais tu ne le sais pas encore. Non, vraiment, je préfère rester ici. Ici c'est chez moi.

Ah, je vois! Tu es le spectre. Le faisceau lumineux dans les ténèbres. Le rayon du bonheur. Eh bien j'attends avec impatience que tu me rendes visite !
Mais dis-moi au moins ton nom.

Oh... tu peux m'appeler Fantôme.

Alors tu seras mon bonheur à moi, Fantôme.

« Ce n’est pas moi. Ce n’est pas moi…
Si. C’est toi. C’est ta laideur. Tu es malade.
Non. Ce n’est pas moi…
Ouvre les yeux ! C’est toi qui l’as tué. C’est ta maladie.
Non. Ce n’est pas une maladie. Non.
Ah ? Alors dis-moi ce qu’est une différence,
une malformation dès la naissance,
qui tue ceux qui t’approchent. Ceux qui te voient.
Pars. Pars, ou tu les tueras tous.
Non… »

Les yeux vitreux, il a peur. Il tremble. Il chavire dans l’ombre. Et son pelage où la lune se reflète, luit parmi cette pénombre effrayante. C’est Fantôme. Et il a peur. Il est seul. Il n’a personne à qui parler. Il aimerait pleurer. Mais ses sanglots iraient rebondir sur les parois de la grotte, comme des murmures effrayants qui viennent se glisser au fond des oreilles. Alors il ne pleure pas. Il respire d’un rythme saccadé. Il essaye de se calmer. Il essaye d’enlever les images du cauchemar de son esprit. Car cette nuit, Fantôme a rêvé de son père. Alors il s’est réveillé en sursaut, la respiration haletante, et a essayer de se calmer. Le jeune chat a peur de son père. Il en a une peur démesurée. Et pourtant, il en est admiratif. Oui. Parce que son père sait tout, comprend tout. Il a tout vécut, il a tout vu. Et c’est pourquoi il en a une peur bleue. Car lui seul sait ce qu’a fait Fantôme petit. Lui seul a vu. Lui seul sait, et dit la vérité à Fantôme. Cette vérité qui torture le jeune chat, qui le dévore de l’intérieur. Mais pourtant, il sait que c’est vrai. Il CROIT que c’est vrai. Et comment, comment ne pas être admiratif et terrifié par un chat comme lui, lorsqu’on est un monstre, une immonde vermine, comme Fantôme ? Alors Fantôme, pétrifié, se dit que ce n’était qu’un mauvais rêve, et que son père ne reviendra pas. Et de ses pattes tremblantes, il repart se coucher au fond de sa grotte de pierre. Et, une fois totalement calmé, il se risque à fermer les yeux, laissant tout de même, du coin de sa joue, couler lentement une larme. Après tout, c’est une nuit comme les autres.

« Fantôme ? Oui, j’en ai déjà entendu parler de ce chat-là,
Mais je ne l’ai jamais vu.
C’est un solitaire, vous savez, il préfère vivre sa vie seule. »

Dissimulé dans sa prison d’ombre, Fantôme ne se risque que très rarement à sortir le jour. Il est plutôt nocturne. Passant ses journées entières caché, il réfléchit, il pense. Il essaye de comprendre le monde de dehors. Parce que c’est peut-être en n’y étant pas qu’on arrive à mieux voir, à mieux imaginer. Parce que c’est quand on est dans l’ombre qu’on apprécie mieux la lumière. Parce que c’est quand on est laid qu’on arrive à voir la vraie beauté. Parce que c’est quand on est emprisonné qu’on arrive à mieux désirer la liberté. Alors son esprit s’envole, et ses pensées se bousculent. Alors Fantôme s’évade dans l’imaginaire pour mieux percevoir la réalité.
Et quand la nuit arrive, il se risque à sortir. D’abord méfiant, il se laisse emporter bien vite par cette liberté qui lui ouvre les bras. Cette nuit qui l’appelle, cette obscurité tellement plus claire que sa grotte. Alors une fois enveloppé dans ses bras de velours, il lève la tête. Et là, il ne respire plus. Il ne pense plus. Là, il n’est plus rien. Là il admire, et c’est tout. Parce que, enfin, il peut goûter à la vraie beauté. Cette clarté parmi les ombres. Cette Nymphe veillant sur son royaume. L’immaculée. La lune. Là il admire juste; transcendé, honoré d’avoir la chance, lui, tellement laid et répugnant, de pouvoir assister à ce spectacle. Alors il se demande comment tant de beauté, tant de pureté peut naître dans la plus totale noirceur. Son esprit fusionne, sa pensée boue, et les questions s’entrechoquent. Il voudrait lui demander, il voudrait demander à la terre entière : pourquoi ? Mais lui-même en fond le sait. Lui-même en est l’exemple vivant.

« C’est peut-être ça, au fond, la beauté »

Emerveillé, curieux, penseur, c’est à lui seul de grands yeux pour voir. Il pourrait être un merveilleux compagnon s’il ne se cachait pas. Oui, Fantôme aime parler. Oui Fantôme aime écouter. Et il sait écouter. Il sait donner de bons conseils de par sa vision du monde et de son empathie. Mais, encore faut-il qu’il arrive à surmonter ses peurs. Et sa plus grande peur après son père, est de se montrer. Alors, tiraillé entre le désir de communiquer, de partager son savoir, de briser cette solitude, et la peur d’exposer sa laideur à la lumière, cela fait de lui un personnage bien trop complexe. Il voudrait tellement pouvoir vivre avec d’autres chats, il voudrait tellement entendre plus souvent des rires ou même des pleures autour de lui, si bien qu’il en oublie parfois que cela lui est impossible. Et tandis que son beau monde se reflète dans ses yeux vitreux, les paroles de son père viennent déchirer son bonheur. Non, Fantôme ne peut pas se montrer, non Fantôme ne peut pas espérer. Fantôme doit vivre dans l’ombre, ne pas se montrer car il est la preuve que le monde est laid et injuste. Il lui est interdit d’être heureux. Car quand on a tué sa mère, on n’a tout simplement pas le droit de vivre.

Je ne pourrais vous en dire beaucoup sur son physique. Personne ne l’a jamais vraiment vu. Ce n’est qu’une ombre qui ne dérange personne. Pourtant, des rumeurs circulent. Il aurait le pelage qui luit à la lumière, et ses yeux seraient lumineux. Comme un spectre. Un spectre blanc.
Eh bien, chacun pense ce qu’il veut, mais Fantôme n’est en tout cas ni un revenant ni un esprit égaré. Je peux en tout cas vous dire qu’il a le pelage blanc, peut-être gras, sale, mais il est bien blanc. Et ses yeux aussi semblent avoir un voile blanc. Un voile terne et effrayant. Et pourtant, si vous saviez comme c’est beau de voir le reflet du monde dedans.
Il est de taille moyenne, mais est maigre. Les muscles très fins, il ne mange que très peu ce qui lui donne une allure de squelette. La démarche fluide, il ne semble qu’effleurer la surface du sol. Peut-être est-ce pour cela qu’il se nomme ainsi. Mais si ce n’était que ça.
On ne sait pas comment cela est arrivé, peut-être prématuré, Fantôme n’a pas de visage. En tout cas pas un visage comme on l’entend. Il est laid. Ce n’est pas de la mocheté. Non. Je dirais que c’est une sorte de beauté inattendue. Une beauté arrogante. Une laideur délicate. Ce n’est pas celle qui dépend du goût. C’est plutôt cette inconnue, cette cassure qui déforme tout, qui fait peur. C’est comme un flash. Elle survient de l’ombre, elle nous prend à la gorge. Elle semble irréelle, impossible. Ca survient de nulle part, ça défit tout ce qu’on avait déjà vu.
Et ça, ça fait peur.
On ne peut pas se l’imaginer. On ne peut pas se risquer à le regarder.
Alors il ne se montre jamais. Il a peur lui aussi. Et c’est en fait peut-être ça sa seule vraie laideur. Mais il a tué une fois, et ne veut pas recommencer. Alors, dans sa prison d’ombre, Fantôme se laisse rêver.

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