Le soleil se couchait. Un grand matou noir déterra deux campagnols dodus de sous un chêne. Il ressemblait tant à une ombre parmi les autres que seuls ses yeux bleu azur trahissaient sa présence. Il prit les proies fraîchement tuées dans sa gueule et marcha en direction de l’ouest, vers le soleil couchant. Puisque sa vue était perturbée par l’astre solaire du crépuscule, son ouïe ainsi que ses autres sens étaient en alerte. Tellement en alerte qu’il remarqua la présence de la chatte gris clair avant qu’elle n’apparaisse devant lui.
Le chat noir et blanc adopta une expression agressive. Il voulait garder le butin qu’il avait passé son après-midi à chercher. Ses poils se hérissèrent. Il feula et reposa ses proies entre ses pattes. Pourtant, il fut rassuré lorsqu’il aperçut la chatte. Son poil était en bataille, arraché par endroits. Elle était si maigre qu’il pouvait compter ses côtes. Ses yeux bleus étaient ternes, pâles, ils n’avaient plus d’éclat. Elle semblait ne pas avoir dormi depuis plusieurs jours. Le mâle se détendit. La femelle n’était qu’une vagabonde qui ne portait ni l’odeur des Clans, ni celle des solitaires ; c’était une chatte domestique. Elle le regarda avec ses yeux suppliants. Sa voix était faible ; on aurait dit qu’elle allait s’écrouler d’un moment à un autre.
-S’il te plaît... je sais, je ne te connais pas, je ne sais pas d’où tu viens et cela m’importe peu... mais je marche dans cette forêt sans savoir où je vais depuis une lune au moins, depuis que mes Bipèdes m’ont abandonnée au bord d’un Chemin du Tonnerre. Je n’ai nulle part où aller et tu es la première personne que je croise depuis que je marche… est-ce que je peux te suivre ? Je serai discrète, je ne t’embêterai pas… juste le temps de reprendre quelques forces…
Le solitaire fut pris au dépourvu. La chatte le regarda dans les yeux. Elle semblait au bord des larmes. Le chat ne savait pas vraiment quoi faire. Après tout, pourquoi un solitaire aurait pitié d’une chatte abandonnée par ses Bipèdes, qui ne savait pas chasser ? Qui n’apporterait que des soucis en plus, qui demanderait juste des proies ? Comme si elle lisait dans ses pensées, elle continua :
-J’apprendrai à chasser, si c’est ce que tu désires. Je ferai n’importe quoi pour pouvoir dormir quelque part, tout simplement…
Le chat pouvait refuser, et la laisser là comme si de rien n’était. Mais quelque chose chez la chatte attirait l’attention du matou. Il avait l’impression qu’il passerait à côté de quelque chose d’incroyable s’il la laissait là. Mais ce n’était pas facile. Dans son misérable abri, il y avait déjà à peine assez de place pour lui ; comment s’organiserait-il avec elle ? Il décida de ne pas y penser pour l’instant. Le problème, c’est que le chat noir et blanc n’avait jamais été sympathique avec quelqu’un. Il était toujours agressif et belliqueux avec les chats qu’il croisait. Il se força donc à dire avec un ton le plus doux qu’il put :
-C’est d’accord. Tu vivras avec moi le temps que tu te rétablisses, mais en échange, je t’apprendrai à chasser et tu te nourriras avec ce que tu auras chassé lorsque tu sauras le faire.
La chatte grise parut soulagée. Elle souffla de soulagement et s’approcha du matou noir et blanc. Celui-ci découpa avec ses crocs un bout du campagnol, qu’il tendit à la femelle. Elle fronça du nez et parut réticente à croquer le rongeur.
-Si tu acceptes la vie de solitaire, tu t’engages à ne plus jamais faire la fine bouche. On mange ce qu’on trouve, point à la ligne.
La chatte plongea timidement ses crocs dans la chair fraîche ; aussitôt, un sourire éclaira son visage. Elle dévora goulûment sa part de la proie, puis se lécha les babines une fois son repas terminé.
-Je pense qu’il va falloir qu’on connaisse nos noms, si on va vivre ensemble durant un certain temps, dit la chatte. Je m’appelle Lux. Et toi ?
-Poussière d’Argent, répondit le mâle en enterrant la carcasse du campagnol. Viens, suis-moi. Nous rentrons chez moi, enfin, chez nous, termina-t-il en reprenant le campagnol restant entre ses crocs.
Lux le suivit, et leurs deux silhouettes disparurent entre les pins.