» Cannibale.

La pleine lune se dresse haut dans un ciel couleur ébène. Les innombrables points scintillants parcourant la voûte céleste se reflétaient dans les yeux sombres du chat. Ses yeux empourprés par le reflet de la flaque rougeoyante. Il la contemplait d’ailleurs, non sans une certaine satisfaction. N’était-elle pas belle, cette couleur, à la lueur de l’astre ? Ne brillait-elle pas plus que tous joyaux dans la clarté nocturne ?
Alors, l’animal se penche vers cette malsaine splendeur. Il la touche du bout de ses lèvres, l’effleure de sa langue râpeuse. Il sent les gouttes couler dans sa gorge, lécher ses canines alors teintées de rouge. Il lape la surface, jusqu’à la dernière précieuse gorgée. Puis il se couche, la tête levée vers le corps céleste. Il murmure une prière entre ses dents rougies. Puis il pose sa tête sur ses pattes, et sombre dans le sommeil. Un long sommeil, dénudé de tout rêve.

Il est simple de pénétrer dans l’esprit de Cannibale. On y entre comme on entre dans une forêt. Attiré par la verdure et l’odeur des arbres. On y voit alors de longues allées de souvenirs. Tous nets et précis. Classés et ordonnés. Il n’oubliait rien. Jamais. On pénètre alors dans la première partie. De grandes salles emplies de son enfance. Une heureuse enfance, transportée par le parfum d’une mère aimante. Guidée par une mélodie enfantine, des mots murmurés de sa douce voix de chaton.
Puis on atteint une toute autre atmosphère. La comptine s’est muée en un hurlement sourd. L’odeur de la peur imprègne la pièce, se glisse dans chaque recoin telle une ombre malveillante. Les murs sont teintés de rouge sombre, et on s’enfonce peu à peu dans l’ombre, dans l’horreur. C’est la guerre, la détresse, la mort. C’est une chute au plus profond des ténèbres. Des ténèbres dont on ne ressort pas.
Les pièces suivantes sont vides, armés de solitude et d’inconscience. Là, la mémoire a disparue, comme enterrés dans cette brume languissante. On peut apercevoir par moment des bribes de souvenirs pâles, ternes. On entend parfois un cri étouffé, une respiration haletante de ces nuits d’insomnies, entrecoupées de cauchemars.
On descend alors, toujours plus profond, vers l’inconnu. Là, tout devient plus net. Il se souvient. Peu à peu, tout revient. Sa mère, déchiquetée au fond d’un ravin. Sa sœur, suspendue dans le vide, écorchée, son beau pelage blanc maculé de sang pourpre. Ses petits yeux verts assombris par la terreur. Il se souvient de cette rage, de cette douleur. Il se souvient des visages des agresseurs, de leur regard voilà par une vague de folie soudaine.
Alors, les couloirs se transforment en labyrinthe. Des dizaines de chemins s’écartent de tout côté. A chaque croisement apparaît un visage. Leurs visages. Dans chaque salle se déroule une scène sanglante. Un autre cri, un autre corps. Et toujours la lune, la plaine lune, luisant haut dans le ciel, se reflétant sur le sang des cadavres, sur des dents du fou, tandis qu’il tue, tandis qu’il déchire, déchiquète, déguste la chair, les os, le sang.

On se perd dans ce labyrinthe, on s’y enfonce les yeux fermés, et l’explore dans prendre garde à regarder par où on vient. Mais une fois entré, on ne ressort pas. Pas vivant en tout cas.